Ethnographies des pratiques patrimoniales : Temporalités, territoires, communautés
ethnographiques.org
A partir d’une approche ethnographique et/ou d’analyses de cas, ce numéro souhaite interroger les enjeux liés aux formes contemporaines de patrimonialisation. Les conventions de l’UNESCO sur le patrimoine culturel immatériel et la diversité culturelle, ratifiées à grande échelle par de nombreux Etats, suscitent autour de la notion de patrimoine une effervescence planétaire. Des mécanismes de sélection, amorcés dans certains pays comme la France depuis plus de deux siècles (Desvallées, 1995 ; Leinaud, 2002), se trouvent ainsi ravivés et sont au cœur des politiques patrimoniales menées aujourd’hui, contribuant à la définition de temporalités, de territoires et de communautés nouveaux. Dans quelle mesure cette patrimonialisation correspond-elle à la définition de l’ethnicité selon Max Weber (1971), jouant un rôle de contrepoids dans un contexte actuel marqué par la création de nouvelles formes de dépendance et d’interdépendance internationales (Bazin, Benveniste, Selim, 2004) ? Mettre au jour la diversité de ces pratiques patrimoniales, ainsi que leur relation avec le phénomène de la globalisation, tel est l’objectif poursuivi par ce numéro.
L’exemple de la France illustre la relation étroite que la trajectoire suivie par la notion de patrimoine entretient avec la notion d’histoire nationale, comme le montre Dominique Poulot (1997) dans son analyse de la nation française. Mais cette histoire devient plus que jamais aujourd’hui l’objet de multiples récits : le passé, le présent et le futur s’y conjuguent sous la forme de rétrospection, d’actualisation ou de projection. A côté des différents modes de relégation du passé que sont la destruction et le recyclage, le musée et la patrimonialisation apparaissent comme des instruments de conservation de ce que l’on ne peut détruire. À défaut de sacrifier certains restes de l’Ancien Régime, on les déplace, on les range, « on peut assister aussi à une transformation partielle ou d’ensemble d’un monument, à son remplacement in situ, à son transfert en d’autres lieux (dont le musée), à son exécration ritualisée, et enfin, à sa destruction pure et simple » ; en ce sens « le geste conservateur et le geste destructeur peuvent se renforcer mutuellement » (1997 : 136-139). Le patrimoine fonctionne ainsi comme un outil de requalification, de domestication de l’histoire (Fabre, 2000 ; Kirshenblatt-Gimblett, 1998) à travers lequel le présent choisit son passé en s’en séparant.
L’exemple de la Suisse illustre une autre trajectoire de la notion de patrimoine, liée à la valorisation nationale de l’imaginaire alpin, de ses territoires particuliers et des communautés qui lui sont associées. La construction de l’entité politique « Confédération Helvétique » se caractérise dès le 16ème siècle par son identification croissante avec les Alpes, leurs paysages et leurs populations, célébrés sous la plume des chroniqueurs, des savants et des écrivains en des termes tels que l’homo alpinus helveticus du naturaliste Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) ou « le peuple des bergers » du patricien Karl Viktor von Bonstetten (1745-1832) ; c’est cette communauté imaginaire que les élites politiques érigent en modèle d’identification nationale dans la seconde moitié du 19ème siècle, en vue de surmonter des divergences cantonales susceptibles de troubler l’unité recherchée ; elle est au cœur de la plupart des politiques patrimoniales menées aujourd’hui et à l’origine de tensions, au sein de l’institution muséale, à l’égard de pratiques artistiques prenant une distance, souvent ironique, avec ces pesanteurs alpestres.
Quelles que soient leurs échelles territoriales (locale, nationale, mondiale) ou leurs modes de circulation (localisé, dislocalisé, translocalisé) (Appadurai, 2005 ; Clifford, 1997 ; Friedman, 2000 ; Saillant, 2009), les politiques patrimoniales reposent sur une logique de sélection des restes de l’histoire. Comme le souligne Jean Davallon (2006) en s’inspirant des travaux de Maurice Godelier (1996), le patrimoine oblige à garder. Il interdit de se défaire d’objets souvent donnés et conservés par les ancêtres. Le sens de cette conservation peut se comprendre en référence à ce que Gérard Lenclud (1987) a analysé comme un processus de « filiation inversée », par laquelle une tradition est avant tout une « rétro-projection » : « loin que les pères engendrent les fils ; les pères naissent des fils. Ce n’est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne son passé. La tradition est un procès de reconnaissance en paternité » (1987 : 119). C’est le sens de la formule de James Clifford selon laquelle le passé est toujours « authentiquement refait » (2007 : 113).
Ces trente dernières années ont permis à plusieurs reprises de remettre en cause les certitudes patrimoniales (Tornatore, 2010). L’émergence de la notion de patrimoine ethnographique en France, au tournant des années 1980, a invité à repenser les échelles et la place des acteurs dans ces partages des patrimoines (Chiva, 1990). La « déhiérarchisation » des patrimoines (s’ouvrant à la reconnaissance du monde rural, industriel, urbain) a conduit à repenser la notion de patrimoine historique. En même temps, elle a participé à la surenchère d’un « tout patrimonial », à une certaine saturation. La multiplication des domaines patrimoniaux s’est accompagnée de celle des lieux, structures, associations, musées et acteurs du patrimoine. Par ailleurs, un second moment participe à cette incertitude ; il correspond au développement en 2003 de la notion de patrimoine culturel immatériel. Dépassant l’exigence de soumettre la reconnaissance patrimoniale à une présence matérielle, la notion s’est ouverte à l’idée d’une conservation et d’une transmission de l’histoire hors du tangible et du visible. De ce point de vue, les débats actuels autour d’une numérisation généralisée des archives laissent entrevoir un autre stade dans la dématérialisation du patrimoine.
Quelles sont les implications de ces différentes formes et échelles de patrimonialisation ? Nous invitent-elles à revisiter la notion et les pratiques patrimoniales ? En quoi le patrimoine culturel immatériel en commençant à être exposé dans les musées vient-il questionner ces institutions ? Le développement du PCI semble aussi multiplier la transmission orale et individuelle de l’histoire sous forme de biographies ou de récits de vie…
Prenant en compte les infléchissements que la notion de patrimoine connaît aujourd’hui, ce numéro s’attachera à décrire les enjeux qui entourent les pratiques patrimoniales. Entre oubli et souvenir, conservation et destruction, identité et altérité, on portera une attention particulière aux logiques qui définissent des groupes, des lieux ou des situations à travers des formes de qualification patrimoniale de leur histoire et qui président dans le même temps aux conceptions du territoire et de la communauté attachées à cette histoire.
Ce numéro souhaite aussi promouvoir une approche interdisciplinaire qui a chaque fois s’appuie sur un travail de terrain (ethnographique) ou une analyse de cas concrets, de situations dans lesquelles les acteurs fabriquent du patrimoine – quel que soit son emplacement géographique ou son époque. Il souhaite enfin susciter une réflexion critique sur le rôle ambigu que les ethnologues, les historiens et les muséographes sont amenés à jouer dans le processus de patrimonialisation en cours : étant analystes du phénomène et dans le même temps promus souvent experts en certification, ils sont directement impliqués dans leur objet et participent de ses infléchissements.
L’expérimentation de nouvelles formes d’écriture, que permettent les ressources informatiques et que la revue ethnographiques.org cherche à promouvoir, peut à ce titre être considérée comme une composante du travail d’analyse et d’exposition des données. L’importance accrue des supports numériques, et plus généralement des documents visuels et sonores dans les pratiques de patrimonialisation, invite à penser des solutions de présentation originales, susceptibles de mettre en perspective les rapports qu’entretiennent textes, images et sons, dans les usages qu’en font autant les chercheurs que les acteurs qu’ils étudient. Des membres du comité de direction d’ethnographiques.org, familiers des ressources informatiques offertes par la revue, se tiennent à la disposition des personnes qui souhaitent répondre à cet appel à contribution en intégrant ces ressources en amont de leur travail.
Bibliographie
APPADURAI Arjun, 2005. Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Payot.
BAZIN Laurent, BENVENISTE Annie, SELIM Monique, 2004. « Immersions ethnologiques dans le monde global », Journal des anthropologues, 96-97, pp.11-28.
CHIVA Isac, 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, 24 (Symposium), pp. 229-241.
CLIFFORD James, 1997. Routes : Travel and Translation in the Late Twentieth Century. Cambridge Mass., Harvard University Press.
CLIFFORD James, 2007. « Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska », in DEBARY Octave et TURGEON Laurier (éd), Objets & mémoires. Paris, MSH, pp. 91-125.
DAVALLON Jean, 2006. Le don du patrimoine. Paris, Lavoisier.
DESVALLEES André, 1995. “Emergence et cheminements du mot patrimoine”, Musées et collections publiques de France, 208, pp. 6-29.
FABRE Daniel (dir), 2000. Domestiquer l’histoire. Paris, MSH.
FRIEDMAN Jonathan, 2000. « Globalization, Class and Culture in Global Systems” », Journal of World-Systems Research, VI, 3, pp.636-656
GODELIER Maurice, 1996. L’énigme du don. Paris, Fayard.
HEINICH Nathalie, 2009. La fabrique du patrimoine. Paris, MSH.
KIRSHENBLATT-GIMBLETT Barbara, 1998. Destination Culture. Berkeley-Los Angeles, University of California Press.
LENCLUD Gérard, 1987. « La tradition n’est plus ce qu’elle était…Sur la notion de « tradition » et de « société traditionnelle en ethnologie », Terrain, 9, pp.110-123.
LENIAUD Jean-Michel, 2002. Les archipels du passé. Paris, Fayard.
POULOT Dominique,1997. Musée, nation, patrimoine 1789-1815. Paris, Gallimard.
SAILLANT Francine, 2009. Réinventer l’anthropologie : les sciences de la culture à l’épreuve des globalisations. Montréal, Liber.
TORNATORE Jean-Louis. 2010. « L’esprit du patrimoine », Terrain, 55, pp. 106-127.
WEBER Max, 1971. Economie et société. Paris, Plon.
Responsables du numéro :
Suzanne Chappaz-Wirthner, Ellen Hertz (Université de Neuchâtel), Dominique Schoeni (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne).
Les contributions doivent nous parvenir avant le 15 mai 2011. Toutes les informations concernant la mise en forme de votre document et nos normes éditoriales sont disponibles ici.
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